Dans la paracha Pinhas, après le coup d’éclat du petit-fils d’Aaron qui donne son nom à la paracha, nous trouvons un recensement sous forme d’une longue liste de noms et de généalogies.
Contrairement à la plupart des autres listes plutôt fastidieuses que l’on trouve dans la Torah, celle-ci ne comporte pas seulement des noms masculins. On y trouve Yokheved, la mère de Moché, Myriam, sa sœur, et surtout les filles d’un homme que l’on appelle Tselofhad et dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il est mort dans le désert et qu’il n’a pas jamais eu de fils: Mahla, Noa, Hogla, Milca et Tirça.
Yokheved et Myriam sont des personnages très positifs, auxquels sont associés la ruse, le secours, l’aide, l’attention, la sagesse.
Par assimilation les filles de Tselofhad, dont la seule intervention consiste à réclamer une réparation de ce qu’elles considèrent comme une injustice, seront considérées par les sages du midrach comme des « Tsadkaniot » (féminin pluriel de Tsadik) voire même comme des prophétesses, puisque grâce à elles une halakha a été révélée au peuple juif.
La demande des filles de Tselofhad est simple :
« Notre père est mort dans le désert. Toutefois, il ne faisait point partie de cette faction liguée contre Dieu, de la faction de Korah : c’est pour son péché qu’il est mort, et il n’avait point de fils. Faut-il que le nom de notre père disparaisse du milieu de sa famille, parce qu’il n’a pas laissé de fils? Donne-nous une propriété parmi les frères de notre père ! »
לָמָּה יִגָּרַע שֵׁם-אָבִינוּ מִתּוֹךְ מִשְׁפַּחְתּוֹ, כִּי אֵין לוֹ בֵּן
Dans cette organisation sociétale patriarcale, le fait est que sans héritier mâle la lignée s’éteint. Oser se rebeller contre cet ordre établi et le déclarer « injuste » c’est cela le hidouch, l’innovation des filles de Tselofhad, est c’est en cela que réside tout leur mérite.
La formulation même de leur requête montre une réflexion théologique sophistiquée : « Notre père n’est pas mort parmi les révoltés de Korah ni parmi d’autres qui ont mérité de mourir. Il est mort pour sa seule faute. » Il faut comprendre par-là que le fait de ne pas avoir de fils ne doit pas être considéré comme une punition divine, puisqu’il a déjà expié ses fautes en mourant. Que sa famille s’éteigne après lui car personne ne peut s’en occuper n’est pas l’expression de la justice divine, mais de l’injustice des hommes.
Certains considèrent que la prophétie consiste à avoir des révélations et à être en communication directe avec Dieu. D’autres, parmi les rationalistes, considèrent qu’un prophète est simplement le premier à poser sur les choses établies un regard neuf, sous un autre angle, qui permet à tous les autres de ne plus jamais considérer ce qui a toujours été comme ce qui doit forcément être.
L’histoire des filles de Tselofhad est très souvent utilisée par les rabbins progressistes pour expliquer que le statut de la femme dans le judaïsme n’est pas et n’a jamais été une situation idéale voulue telle quelle par Dieu et par les textes. Si traditionnellement les femmes sont exclues du culte, de l’étude et des fonctions dirigeantes, c’est le résultat du milieu socioculturel dans lequel s’est formé le judaïsme, mais ce n’est ni une situation figée, ni un idéal. Ce texte de la paracha Pinhas illustre et prouve que lorsque les femmes, ou tout autre groupe ou personne, se sent lésé, trouve qu’une situation donnée est injuste, il peut le dire et s’en plaindre, et le devoir de l’autorité (Moché ou n’importe quel autre dirigeant ou maître) n’est pas de lui faire accepter sa situation « parce que cela a toujours été comme ça » mais au contraire de chercher, d’interroger, de justifier et faire accepter une situation nouvelle, plus juste.
Plus largement, ce texte nous enseigne un idéal à atteindre : celui de ne jamais rien considérer comme étant fixe, figé, immuable et éternel. Tout ce qui est du domaine de l’humain, et la religion en fait partie (ce qui n’est aucunement contradictoire avec l’idée de révélation) est mobile et évolutif, en fonction de l’évolution des mœurs des hommes et des femmes qui la font vivre.
Mais plus que la religion, la Torah nous enseigne à ne jamais accepter aucun déterminisme, qu’il soit social, culturel, familial, de naissance ou acquis, aucun handicap physique ou mental ne pouvant justifier une situation d’injustice.
Si les filles de Tselofhad nous permettent d’apprendre cela, en plus d’un point de détail des règles d’héritage qui a son importance, elles ont largement mérité le statut de femmes « Tsadkaniot » que leur confère le midrach au même titre que Yokhebed la mère de Moché. Mais elles ont aussi mérité le statut de prophétesses, au même titre que Myriam.
Chabbat chalom
RABBIN DAVID TOUBOUL