PARACHA vayigach

VAYIGACH

« L’ensemble du livre de la Genèse peut être lu comme un récit de la fraternité ratée, puis lentement et patiemment réparée. Cela commence par le meurtre d’Abel par Caïn – qui pousse ainsi jusqu’à ses conséquences ultimes la manducation de l’arbre du connaître par ses parents -, et cela finit par la reconnaissance et le pardon entre Joseph et ses frères. Et l’histoire humaine continue à hésiter jusqu’à aujourd’hui entre ces deux configurations.
La visée narrative de la Bible est claire : elle nous propose d’abandonner l’un pour viser l’autre, de tourner le dos au meurtre pour construire patiemment les conditions de la réconciliation. Or notre parachah nous apprend à ce niveau quelque chose de tout à fait fondamental. La reconnaissance de Joseph par ses frères ne devient possible qu’à un moment bien précis, celui où Judah s’avance pour empêcher la mise en esclavage de Benjamin et prononce les paroles suivantes devant Joseph, qu’il prend pour un égyptien : « Car ton serviteur s’est porté responsable de l’enfant (Benjamin) devant mon père en disant : « Si je ne te le rapporte pas, je serai fautif devant mon père tous les jours ». Et maintenant s’il te plaît, que ton serviteur devienne esclave de mon seigneur à la place de l’enfant, et que l’enfant puisse monter avec ses frères. Car comment monterais-je vers mon père alors que l’enfant n’est pas avec moi, et comment pourrais-je voir le mal qui tombera sur mon père ? » (Genèse 44, 32-34). C’est à ce moment précis dit le texte, que «Joseph ne put plus se retenir (…) et il dit à ses frères : « Je suis Joseph, mon père vit-il encore ? » (Genèse 45,1-3).
Le dénouement de la violence fraternelle et la reconnaissance entre frères ne deviennent donc possibles que lorsque les frères – ici représentés par Judah – se considèrent désormais responsables les uns des autres devant leur père – que ce soit leur père réel, ou leur père céleste. Responsables au point d’être prêts à devenir otages à la place de leur frère, d’être prêts à subir à sa place l’injustice qui risque d’être commise à son encontre. Ce témoignage de fraternité par la responsabilité est ce qui dénoue l’histoire des frères, leur permet de dépasser la violence et de s’ouvrir au travail de la reconnaissance. Ce n’est donc pas un happy end, mais un happy beginning… Désormais la fraternité va pouvoir se construire dans la responsabilité, plutôt que de se détruire dans la compétition et le conflit. Nos communautés ne meurent-elles pas trop souvent de ces excès de compétitions – liés à des egos surdimensionnés – qui les détruisent petit à petit, alors qu’elles devraient se construire dans la responsabilité mutuelle ?
Cette responsabilité signifie que je m’engage dans une aventure dont je ne maîtrise plus les tenants et les aboutissants, dans une relation qui me déporte au-delà de mes intérêts immédiats et de mes soucis personnels. Je vais y être amené à accomplir des actes que je n’aurais jamais pensé pouvoir faire, à prendre des décisions qui ne répondent à aucune attente ou anticipation, parce que je me découvre désormais responsable d’une relation dont l’autre pôle m’échappe, d’une alliance dans laquelle je vis, mais qui ne se résout pas à ma vie.
C’est là la transcription de l’interdiction de manger de l’arbre du connaître. La connaissance biblique n’est pas interdite, puisque Adam a dû connaître Eve sa femme (Genèse 4,1) pour avoir des enfants, ce qui répond à un commandement divin. Ce qui est interdit, c’est de manger la connaissance. Autrement dit, la relation à l’autre est nécessaire et structurante pour l’humain, mais ce qui est déstructurant, c’est l’utilisation de cette relation à des fins personnelles, c’est la manducation de la relation, comme si la relation pouvait se résoudre et se résumer à ce que j’en fais ou en veux. Non. Toute relation digne de ce nom, toute alliance, ne peut se construire que dans la conscience de la distance infinie qui me sépare d’autrui, et donc dans la reconnaissance de la responsabilité infinie par laquelle je m’attache à lui dans un lien qui me conduit au-delà de moi-même vers l’aventure de la vie et vers ses rebondissements infinis. »

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