Voici ce qui est dit littéralement à la fin de notre paracha, lors de l’inauguration du sanctuaire : « Et lorsque Moïse entrait dans la tente de la rencontre pour parler avec Lui, il entendait la Voix qui lui parlait du dessus du couvercle qui était au-dessus de l’arche du témoignage, d’entre les deux chérubins, et il lui parlait » (Nombres 7, 89). Voilà une réussite complète, puisque la tente de la rencontre institutionnalise de la sorte ce qui s’était passé ponctuellement au Sinaï : la Révélation de Dieu à Israël à travers la parole. Désormais, chaque fois que Moïse aura besoin d’entendre la parole divine, il lui suffira d’entrer dans la tente pour que Dieu s’adresse à lui directement.
Directement ? D’après les consonnes du texte, et telle que nous l’avons traduit, c’est bien ce qui semble : la Voix « medaber » vers lui, c’est-à-dire lui parle directement ; la parole lui est bien adressée à lui, elle est tout entière tournée vers lui et à lui destinée. Elle peut donc s’absorber en lui et dans son écriture aussi parfaitement que possible. Aucun grammairien ne s’aviserait de mettre en cause cette lecture littérale obvie !
Aucun grammairien, non, mais toute la tradition juive, oui ! Car les rabbins nous obligent à ne pas lire ce qui est écrit littéralement dans ce texte au niveau consonantique. Ils nous demandent de commettre une hérésie grammaticale, et de ne pas lire « Medaber » comme on le fait partout ailleurs dans le texte biblique, mais « Mitdaber » en ajoutant un daguech dans le dalet, ce qui est absurde au niveau du texte, mais bien sûr ne l’est pas pour la tradition rabbinique ! Pourquoi donc tordre ainsi le texte et l’obliger à dire ce qui n’y est pas écrit ? Mais pour fonder la tradition orale, pardi !
D’où une nouvelle traduction : « Et lorsque Moïse entrait dans la tente de la rencontre pour parler avec Lui, il entendait la Voix qui se parlait à elle-même vers lui du dessus du couvercle qui était au-dessus de l’arche du témoignage, d’entre les deux chérubins, et il lui parlait » (Nombres 7, 89).
Que signifie en effet ce changement de lecture ? Que la Voix ne parlait pas directement à Moïse, dans une continuité sans faille, mais qu’elle « se parlait à elle-même vers lui », qu’elle se parlait à elle-même d’abord et principalement, et ensuite vers lui aussi et secondairement. Autrement dit, que la Voix se parlait à elle-même, et pas à Moïse directement, mais que de ce dialogue avec elle-même de la Voix divine, Moïse pouvait entendre quelque chose. Il n’était donc pas le destinataire premier et direct de la parole, mais le destinataire second, indirect. C’est en rebondissant sur elle-même que la parole se faisait entendre à lui, mais donc déjà comme un écho d’elle-même, comme jaillissement second d’un premier jaillissement qui lui lui restait abscond.
Le plus grand des prophètes n’a donc pas tout entendu de ce que la Voix disait, car il ne pouvait entendre ce qu’elle se disait à elle-même, directement, mais seulement ce que lui en percevait de biais, sans que cette parole ne lui soit directement adressée ! Et comme pour la tradition, il n’y a pas de plus grand prophète que Moïse, cela signifie qu’il n’y a pas de révélation totale – de dévoilement ou d’apocalypse du divin -, parce qu’il ne peut y avoir de révélation que celle qui en appelle à l’homme et à son interprétation, à sa responsabilité, à ses actes, c’est-à-dire à sa Torah orale et à la quête infinie de l’Infini qui la traverse.
Autrement dit, la Torah écrite que Moïse nous a transcrite et transmise, ne doit pas être confondue avec sa source, avec la Voix : la Voix y résonne – et nous n’avons pas d’autre accès à cette résonnance que ce texte transmis par Moïse – mais elle ne s’y laisse pas enfermer. Et c’est parce qu’elle n’y est pas contenue que toute lecture du texte exige de nous une interprétation qui recherche à travers le texte et par-delà lui la Voix qui le porte et le fait vivre et rebondir jusqu’à nous.
Ce petit point ajouté ainsi par la tradition orale dans le texte de la Torah écrite, nous renvoie à l’infinie recherche de la Voix qui constitue le lieu d’émergence toujours nécessaire de la tradition orale – de la Torah orale – dans sa quête infinie du Sens qui nous appelle et nous échappe à travers le texte.
Ce petit point ajouté est fondamental, car il interdit à jamais aux Juifs de devenir fondamentalistes ou littéralistes, en marquant un écart somme toute infinitésimal mais toujours nécessaire entre le Texte et la Voix qui y résonne et nous interpelle.
Chabat Chalom
Yedidiah Robberechts