Vaydom Aharon : Aharon s’est tu (Lévitique 10, 3). Il y a des silences pesants, infinis, inconsolables. Des silences qui valent mieux que mille mots, que des discours qui tombent de toute façon à côté de ce qu’ils veulent dire, car ce qu’ils cherchent à exprimer est indicible, trop grand et trop pénible pour tenir dans l’enveloppe des mots.
C’est le jour de l’inauguration de la Tente de la Rencontre. C’était un jour de fête, l’aboutissement d’une longue et lente préparation où l’érection du sanctuaire du désert devait mettre un terme à l’opprobre tombé sur le peuple d’Israël lors de l’épisode du veau d’or.
Et voici que deux des fils d’Aharon, Nadav et Avihou, font un geste maladroit – un geste d’apprentis trop pressés à bien faire et croyant que le mieux est l’aboutissement du bien : ils allument un feu en plus et … sont brûlés sur le champ par un feu divin (Lévitique 10, 1-2).
Bien sûr, ils n’auraient pas dû allumer ce feu de trop, qui ne leur avait pas été demandé. Mais comment ne pas brûler d’impatience lorsque l’on se sent si proche du divin et du but ?
Quoi qu’il en soit, le couperet divin est sans appel. Et devant l’inimaginable et l’irréparable Aharon se tait… Silence pesant qui porte en lui une source infinie d’interrogation et exprime mieux que tout mot la stupéfaction qui s’empare du premier des prêtres…
Mais que pouvons-nous faire aujourd’hui, nous, alors que six millions de nos frères ont été brûlés ou pire lors de la Choah ? Quel silence pourrait contenir nos cris, nos effrois et nos déchirements ? Même le silence ne semble plus suffire, alors qu’il est sûrement plus adéquat qu’une inflation de mots et de discours.
Au moins Aharon pouvait-il avoir une consolation : la sanction était divine, elle avait un sens, répondait à une logique, même si cette logique était terrible. Mais quelle logique trouver dans la Shoah, et quel dieu autre qu’un dieu pervers et criminel aurait pu régner sur les camps d’extermination ?
Seul le silence nous permet de laisser résonner l’incommensurabilité des questions qui nous assaillent, et l’angoisse qui nous saisit face à cette absence du divin dans ces actes inhumains commis par les nazis.
Seul ce silence peut peut-être encore porter l’appel divin qui s’y cache, lorsqu’il ne peut plus se laisser entendre dans des mots qui le brûlent.
Car peut-être ce silence n’est-il plus celui d’Aharon seulement, ni le nôtre : peut-être ce silence n’est-il possible que sur fond et comme écho du silence divin qui nous entoure et nous enveloppe de sa ténèbre ?
N’est-ce pas Dieu qui se tait lorsque l’homme devient fou et sombre dans l’inhumanité la plus horrible, dans les guerres les plus vaines et les plus abominables ? Il se tait, parce que lorsque l’homme assassine son frère, Dieu reste sans voix. Sa voix en effet ne peut s’entendre que lorsqu’elle nous dit : « tu n’assassineras pas » (Exode 20, 13). Assassiner, c’est renvoyer Dieu dans son silence éternel et le laisser sans voix.
Quand l’homme apprendra-t-il donc que la voix de Dieu ne peut résonner que dans la qualité et le discernement de ses actes ? En dehors de cette qualité, seul le silence respecte l’indicible.
Chabat Chalom