« Lorsque tu sortiras en guerre contre tes ennemis, que la Transcendance ton Dieu les remettra entre tes mains et que tu feras des prisonniers, si tu vois parmi les prisonniers une femme belle d’apparence, que tu la désires et que tu la prennes pour femme, tu l’emmèneras au cœur de ta maison, elle rasera sa tête, coupera ses ongles, enlèvera son vêtement de captivité, s’installera dans ta maison et pleurera son père et sa mère durant un mois. Après cela, tu viendras vers elle, tu coucheras avec elle et elle sera femme pour toi » (Deut 21,10-13).
Ce petit passage – qui ouvre une parachah très riche en exigences divines (mitsvot) – pose de multiples questions. Il rappelle d’abord la nécessité – toujours douloureuse – de partir parfois en guerre contre nos ennemis. Douloureuse, parce que les prophètes nous ont appris à rêver de justice et de paix, et nous ont annoncé un temps où nous n’aurions plus besoin de préparer la guerre pour faire la paix, mais où les armements eux-mêmes deviendraient superflus et seraient transformés en instrument de production pour le bien-être de l’humanité. Nous sommes loin du compte avec tout ce qui se passe…
Or voilà que non seulement il nous faut partir en guerre pour remettre nos ennemis à leur place, mais qu’en plus cette guerre s’avère l’occasion d’une romance inattendue entre le vainqueur et une belle captive, une romance qui va même finir par aboutir à un mariage – un mariage mixte qui plus est, reconnu et soutenu par la Torah elle-même !
Première remarque : même à la guerre, il y a un droit, tout n’est pas permis, et la guerre doit être encadrée par des règles qui limitent autant que faire se peut, la violence et la passion qui l’accompagne. Car la guerre peut réveiller en nous des pulsions destructrices insoupçonnées, qui vont jusqu’à remettre en cause la possibilité même d’une morale et des institutions qui sont censées l’encadrer et la préserver. Il est donc vital de reconnaître la présence de ces pulsions, pour se donner les moyens de lutter contre elles, et ainsi de les maintenir à leur place. Sans cela, elles peuvent prendre le dessus et donner lieu à des « guerres totales » où le fanatisme et la passion meurtrière n’ont plus de limites.
Il y a donc deux ennemis dans une guerre : l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur – ces passions meurtrières qui risquent de nous emporter au-delà des objectifs légitimes d’une « guerre juste » (cf. Michael Walzer, Guerres justes et injustes). Mais comment lutter contre ce deuxième ennemi ?
D’après l’éthique du Sinaï, on pourrait s’attendre à ce qu’il faille éradiquer ces pulsions destructrices pour laisser place à un contrôle purement rationnel des actes, à une gestion froide et calculatrice des actions à poser pour atteindre les objectifs fixés, par-delà toute passion et toute déraison. C’est une option dont témoignent certains textes.
Mais pas le nôtre, et ce sera notre deuxième remarque. La Torah ici ne semble pas exiger de l’homme qu’il supprime complètement les passions qui l’anime, mais qu’il apprenne à les canaliser en les mettant à l’épreuve du temps et des rites qui l’accompagnent. On va donc encadrer ce désir potentiellement destructeur et morbide, pour essayer de le réorienter vers la vie et vers la bénédiction.
Mais même ainsi, aucune garantie de réussite n’est affirmée par le texte. Au contraire, puisqu’il continue en disant : « Mais si tu ne la désires plus, tu la renverras pour elle-même, tu ne la vendras pas pour de l’argent et tu ne te joueras pas d’elle, alors que tu l’as humiliée -violentée » (Deut 21,14). On voit que la Torah permet et encadre, alors même qu’elle est sans illusion et décrit crûment la « qualité » d’une telle relation…
Mais pourquoi tout cela ? Parce qu’avec le Deutéronome, Moïse – l’homme de l’éthique sinaïtique – est obligé de mettre de l’eau dans son vin, en interprétant (Deut 1,5) la Torah divine en fonction de la terre et de ses exigences politiques auxquelles le peuple va devoir se confronter en quittant le désert. Il ne s’agit plus dès lors de frapper le rocher (Ex 17,6), mais de lui parler (Nombres 20,8), pour lui laisser le temps de s’élever par lui-même à la hauteur de l’interpellation sinaïtique. Cela prend du temps et exige des compromis pédagogiques, qui risquent de mal tourner, mais sans lesquels la pâte humaine serait incapable de recevoir la Torah et de grandir avec elle.
Ce passage est dès lors fondamental pour toute la Torah : celle-ci ne parle pas toujours de l’idéal, de ce qui devrait être absolument ; elle se place parfois au niveau de la réalité la plus crue – des passions humaines les moins élevées – non pour les cautionner, mais pour essayer de nous faire entendre à travers elles un chemin possible d’élévation et de réparation. A nous de l’entendre à ce niveau – et de nous interdire d’en faire un idéal pervers !