Notre Parachah commence ainsi : « Et il arrivera, lorsque tu entreras dans la terre que la Transcendance ton Dieu te donne en possession, que tu en hériteras et que tu t’y installeras, tu prendras des prémices de tout fruit de la terre que tu apporteras de ta terre que la Transcendance ton Dieu te donne, tu les mettras dans un panier et tu te mettras en route vers le lieu que la Transcendance ton Dieu choisira pour y faire résider son Nom » (Deutéronome 26, 1-2). Suit alors la déclaration devant le prêtre que nous lisons à Pessah et qui constitue le canevas de toute la liturgie du Seder, c’est-à-dire de tout ce que nous devons dire (la Hagadah) et transmettre à nos enfants lors de cette fête : comment nous sommes descendus en Egypte, comment nous y avons été asservis, et comment la Transcendance nous en a fait sortir pour nous amener sur cette terre (Deutéronome 26, 3-11).
L’entrée sur la terre, qui semble à première vue accomplir le plus grand rêve, signifie en même temps le plus grand danger. Car en en mangeant les fruits et en nous rassasiant de sa richesse, nous risquons aussi de nous laisser manger par elle, de nous croire parvenus, tellement bien entrés et installés dans notre héritage que nous le possédons désormais, en sommes les maîtres absolus et pouvons nous reposer dans cette possession et cette certitude puisque nous y avons accompli ce qui avait été promis. N’est-ce pas le rêve de toute vie accomplie : arriver au repos que procurent certitude et maîtrise, enfin pouvoir nous contenter de ce qui est et de ce que nous sommes pour en jouir sans entraves ? Tout est accompli, il n’y a plus rien à attendre au-delà de la jouissance de cet accomplissement. Et tous les rêves et appels s’affaissent et s’effondrent dans cet accomplissement et dans sa plénitude, dans la propriété pleine et entière.
C’est pourquoi notre texte insiste par deux fois sur le fait que cette terre ne nous prenons pas possession, est un don toujours présent : elle porte en elle une référence à une extériorité qui par son don toujours en train d’advenir, nous interdit de nous croire parvenus, si nous voulons encore recevoir ce don comme présent. Un don qui n’est jamais au passé, mais au présent, car c’est dans la vivacité du présent et de son offre que s’ancre ma responsabilité face à ce don. Il nous est donc demandé de nous remettre en mouvement, d’échapper à un accomplissement total en prenant les premiers fruits de l’accomplissement – de la récolte – pour nous mettre en mouvement avec eux. Elle relance ainsi notre histoire en nous rappelant qu’elle est innervée de l’intérieur par un appel à la libération qui ne doit jamais cesser de retentir et de nous ébranler, pour nous relancer vers notre responsabilité face à la Transcendance. C’est précisément lorsque je crois être parvenu sur la terre, que le rite vient me remettre en mouvement pour m’obliger à m’arracher à ma sédentarité et à mon accomplissement, et relancer mon histoire vers la responsabilité en me forçant à me souvenir d’un appel qui la porte et qui dépasse tout accomplissement possible – fût-il économique ou politique.
C’est cet appel que Roch Hachanah qui approche, nous rappeler avec le son du Chofar qui retentit depuis le début de mois d’Eloul : bien sûr, il nous rappelle le mal et les bêtises que nous avons pu faire tout au long de l’année. Mais pas seulement. Car si nous sommes moralement bien constitués, nous n’avons pas besoin du Chofar pour nous rappeler notre comportement de chauffard sur les routes de nos vies tout au long de l’année et pour le regretter… Non : le Chofar vient surtout ébranler et remettre en cause notre bonne conscience de parvenus, là où nous pensons avoir été parfaits, impeccables, justes, géniaux, irréprochables ! Il vient remettre en question le moi satisfait dans la splendeur de son ego surdimensionné, quasi divin ! Il vient remettre en question le bien que nous avons cru faire et donc, nous pourrions vouloir nous contenter. Le Chofar est là pour nous rappeler l’infini d’un son et d’un don qui surpassent de loin les pâles esquisses de bien accompli don’t nous serions tentés de nous émouvoir et de nous glorifier ! C’est par rapport à ce bien qui risque de nous cloîtrer dans notre succès et notre présomption, que le Chofar nous demande de faire Techouvah, nous demande de faire retour : il faut nous désenclaver de ces succès qui nous tuent, pour revenir à l’appel infini qui nous relance sur les routes de nos vies encore à vivre, pas encore achevée, jamais couronnée d’un bien définitif, car appelée à une responsabilité infinie… C’est seulement en rebondissant vers cet appel qui nous dépasse et nous relance vers l’avant, que nous pouvons espérer pouvoir encore vivre. Sinon, sans le savoir, nous sommes déjà morts, enterré là où nous nous croyons accomplis, satisfaits, béats…
C’est donc seulement en faisant référence au passé de la libération de l’esclavage que je puis hériter la terre et mériter mon présent comme présent, c’est-à-dire comme don. Car ce passé me rappelle que l’homme ne peut pas se contenter de ce qui est, de ses succès et de ses réussites, sans tomber dans la violence et l’injustice, l’oppression et l’aliénation – et quel plus grand accomplissement y a-t-il eu sinon celui de l’Égypte ? Tout accomplissement qui se prétend total, ne peut se construire que sur l’oubli des faibles et des opprimés qu’il prétend englober et rédimer souvent malgré eux. L’homme ne peut donc jouir de ce qui est sien – et se réjouir devant la Transcendance de tout le bien qu’elle lui a donné avec le Lévi et l’étranger (Deutéronome 26, 11) – que s’il est capable de reconnaître que cela lui vient d’ailleurs et d’aller reconnaître cet ailleurs en montant devant le prêtre à Jérusalem. Ce qui est, n’a de sens que par ce qui vient : c’est de cette mémoire du futur que témoigne la sortie d’Egypte et le rite qui la porte – ainsi que le Chofar qui la fait résonner jusqu’à nous, pour nous rappeler à notre responsabilité infinie, qui est le creux de notre vie et de notre unicité.
Shabbat Shalom