La semaine dernière nous avons terminé le livre du Lévitique, cette semaine nous entrons donc dans le livre des Nombres.
En hébreu, ce livre se nomme Bemidbar (« dans le désert »), pour ses descriptions des événements pendant les 40 ans d’errance. En grec, en latin puis en français on lui a donné le nom de « Nombres » à cause de l’impressionnante liste de noms et de chiffres qu’on trouve au début, lors du dénombrement pour la marche dans le désert, et pour l’évaluation des capacités militaires.
En nous donnant le résultat précis du dénombrement, la Torah emploie une expression un peu bizarre, même en hébreu biblique : « Bemispar Chemot » « par le nombre des noms ». Cela désigne probablement une particularité du texte, car certaines personnes sont désignées par leur nom (les chefs de tribu, les représentants), alors que d’autres se confondent dans la masse anonyme et deviennent une petite partie du chiffre total.
Certains commentateurs en déduisent que chaque personne est comptée à l’intérieur de sa structure familiale, clanique et tribale, parce que seul on ne vaut rien, ou plus exactement pour transmettre le message qu’aucun être humain ne peut se suffire à lui-même.
Là-dessus, on ne peut qu’adhérer. Ces commentaires permettent de s’en tenir à une lecture symbolique du texte. Mais allons un peu plus loin : si toutes les personnes recensées l’étaient par famille, et par tribu, dans quel groupe étaient ceux qui avaient suivi les hébreux en sortant d’Egypte, sans être de leur famille ? Ceux que la Torah désigne comme « erev rav », cette multitude d’hommes et de femmes sans origine définie, qu’on imagine partageant le destin des hébreux dans la servitude ?
Ce « erev rav » (on le traduit par « tourbe nombreuse », nom pas très flatteur…) est accusé de tous les maux par les rabbins du midrach. Grosso modo, chaque fois que les hébreux font une bêtise, c’est de leur faute : le veau d’or, les révoltes, les plaintes pour la viande et l’eau etc. Tout ça, les « vrais hébreux » n’y sont pour rien, c’est de la faute des étrangers. Comme si le deuxième bouc émissaire était ce « erev rav ». Un de mes amis disait avec humour « ce sont les juifs des juifs ».
La question est donc : ceux qui ne sont pas intégrés dans une famille issue de Jacob font-ils partie du nombre des Bené Israël ? Autrement dit, est-ce que le nombre de 603550 représente vraiment tout le monde, ou uniquement ceux qui comptent ? On sait déjà que ne sont recensés que les hommes de plus de 20 ans et capables de se battre. Exit donc les enfants, les femmes… et les hommes âgés.
La constitution du « erev rav » est le sujet de nombreux textes, qui tentent de les décrire. On dit que ce sont les serviteurs et les servantes des hébreux qui les ont suivis hors d’Egypte. Ce qui parait totalement incongru : les esclaves auraient-ils des esclaves ? Si oui leur asservissement n’a pas dû être si rude. Aussitôt on corrige : ce sont les maîtres qui ont choisi de suivre les esclaves, par idéologie (foi ou empathie envers les opprimés) ou opportunisme.
La Torah ne répond pas à cette question, et c’est tout-à-fait logique. Parce que le recensement a lieu après le don de la Torah. Un événement qui a de nombreuses conséquences, dont une est de modifier et recomposer la famille/peuple que nous suivons depuis le début de la Genèse. De famille plus ou moins unie, comme toutes les familles, ils deviennent un peuple, qui comme tous les peuples, ne possède pas de frontière imperméable.
Certains des hébreux « de souche » sont restés en Egypte, puisque la condition pour sortir n’était pas d’avoir le sang pur mais de suivre le commandement de mettre du sang d’agneau sur la porte.
D’autres ont mis du sang d’agneau alors qu’ils n’étaient pas des descendants d’Israël par le sang, mais par la volonté.
En énonçant ce simple fait, on a la réponse à notre question : après le don de la Torah, les étrangers se sont retrouvés totalement assimilés au peuple, au point de ne pas faire de différence entre eux et les familles qui les ont accueillies. Il n’y a pas de 13° tribu, qui serait la tribu des convertis.
Quelle belle introduction à la thématique de la fête de Chavouôt, qui célèbre le don de la Torah ! La paracha Bemidbar nous montre à quel point la réflexion sur le double caractère du peuple juif, ethnique et culturel, familial et religieux est au cœur de nos sources, avant même le livre de Ruth que nous lirons lundi matin.
Chabbat chalom et Hag sameah !
Rabbin David Touboul