PARACHA berechit

BERECHIT

La vie a-t-elle un sens ? Peut-on trouver du sens, s’assurer du sens, maîtriser le sens ? Tout n’est-il pas absurde, puisque voué à la mort ? A quoi bon alors chercher du sens, ou même le construire, puisque tout semble ainsi se terminer dans l’évanescent, le dérisoire, ou même parfois l’abject. « Vanité des vanités, dit Qohelet, vanité des vanités, tout est vanité » (Ecclésiaste 1,2). Face à l’éphémère, le sens paraît bien fragile, ténu, pour ne pas dire pitoyable…

Confrontés à ces questions abyssales, certains ont cru pouvoir trouver un recours dans le récit de la Création tel que la Bible le relate. N’y trouve-t-on pas là affirmé l’expression d’un sens qui planant sur la face du réel, serait à même de se mettre à son diapason, de résonner en lui et ainsi de lui donner une orientation décisive, parce que divine ? « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (…) et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux » (Genèse 1,1-2). Si le réel n’est pas sans plus – pur produit d’un hasard ou d’une contingence -, mais correspond à l’expression d’une intention et d’un désir, alors l’univers glacial et impersonnel qui nous entoure ne l’est peut-être plus autant qu’il n’y paraît ?

Sans doute. Mais face à l’abîme du non-sens, la tentation fut grande au cours de l’histoire de transformer cette flèche possible du sens en Sens apodictique et définitif, en Vérité toute-puissante qui s’imposerait dans la plénitude d’un diktat absolu qui nous dicterait le Sens et nous imposerait de nous y soumettre – ou de mourir dans l’absurde et dans l’ignominie.

Le verset biblique semblait soutenir une telle entreprise, puisqu’il parlait du Commencement, de l’Origine de tout, et permettait ainsi de prétendre à un discours radical et définitif où se conjoignaient sans coup férir Sens et Vérité. Le discours était total, l’origine pleine ; il ne restait plus qu’à se soumettre à l’ordre total ainsi dévoilé par un Dieu tout-puissant, maître de l’histoire et comprenant tout en lui, y compris le sens de l’humain…

Mais à y regarder de plus près – et en prenant appui sur l’exercice plurimillénaire du midrach, de la lecture et de l’interprétation rabbiniques des textes bibliques -, on se rend compte qu’un tel Sens absolu est plus projeté dans le texte que véritablement lu. Par exemple Rachi, un commentateur central de la tradition juive médiévale, remarque que le mot Berechit, traduit en général par « Au commencement », est en fait un état construit, et exige donc un génitif – ou un complément du nom, comme on dit aujourd’hui. Deux possibilités se présentent alors.

La première consiste à rapprocher ce premier mot (« Berechit ») du deuxième (« Bara », créa). Le sens des premiers versets en est dès lors bouleversé, puisqu’il nous faut lire littéralement : « Au commencement du créer par Dieu le ciel et la terre, lorsque la terre était tohu-bohu, que l’obscurité était sur la face de l’abîme et que le souffle de Dieu planait sur la face des eaux, Dieu dit : « Lumière sera ». Fut lumière » (Genèse 1,3). Deux choses changent avec cette lecture. D’abord, le premier acte posé lors de la création s’avère être un acte de langage : Dieu dit. Le sens – et sa quête, sa question – est dès lors inhérent à l’acte même du  créer : il n’est plus second et peut-être accidentel par rapport au réel ; il est constitutif même du réel et de son émergence, il est ce qui initie l’accès même du réel à son être. Et ensuite, ce réel n’est plus un réel figé dans une essence définitive, originaire : il redevient un acte en train de s’accomplir, une œuvre en train de se faire et d’advenir avec et autour de cette émergence possible d’une parole. Le dynamisme du créer – la verbalité de la création – est ainsi traversée par un dire qui en appelle à l’émergence de la lumière…

Une deuxième possibilité – qui a la préférence de Rachi – consiste à laisser le texte résonner dans le vide qu’il instaure. Et donc à traduire littéralement : « Dans un commencement de…, Dieu créa le ciel et la terre ». A ce moment en effet, le texte change radicalement de sens : il n’est plus sens imposé – y compris dans son dynamisme porteur d’histoire -, mais invitation au sens, appel au sens et à la responsabilité qui y émerge. Le commencement n’est plus origine pleine, ni évidence, mais évidement de l’origine pour laisser place à …. Le commencement devient vrai commencement, ouverture d’une aventure qui n’a pas été écrite à l’avance, mais qui attend chaque lecteur pour qu’il réponde par sa vie de l’attente ainsi créée. La création devient ainsi une question ouverte qui en appelle à la responsabilité pleine et entière de l’homme pour faire surgir du sens par ses actes et par sa vie. Le sens n’est pas absolu, mais émerge avec chacun, en appelle à chacun : à nous de donner sens à celui qui s’est retiré du sens pour nous y appeler. L’amour est fort comme la mort, car c’est seulement au cœur d’une relation qu’un sens toujours fragile et personnel peut émerger. Autrement dit, Dieu crée le monde, cela veut dire qu’il se retire pour laisser place à l’homme, à chaque homme, et à sa manière de vivre et de répondre face au retrait à partir duquel il l’appelle. La tradition juive appelle cela le chabat qui clôt la création divine et ouvre à l’histoire humaine et à sa responsabilité.
Chabat chalom
Yedidiah Robberechts

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