« La Transcendance dit à Moïse : « Vois, je te prépose dieu pour Pharaon et Aharon ton frère sera ton prophète » (Exode 7,1). Le mot utilisé pour dire que Moïse sera dieu pour Pharaon est exactement le même en hébreu que celui qu’on utilise pour dire Dieu : Elohim dans les deux cas… Ce n’est qu’en français que l’on fait la distinction, avec l’usage dans un cas de la minuscule et dans l’autre de la majuscule.
Cela nous enseigne que le mot Dieu dans la Torah – qui devrait être transcrit plus précisément par dieux, puisque c’est un pluriel en hébreu – n’est pas un nom propre, mais un nom d’usage. Il ne désigne pas le Nom par excellence de la Transcendance : il décrit une fonction que la Transcendance remplit face à l’homme, une fonction qui peut tout aussi bien être déléguée à certains hommes, comme à Moïse ou aux juges (Ps 82,6). Le mot Dieu se voit ainsi démythifier par la Bible, et reverser dans un lexique qui vise à décrire une relation pratique à l’homme. Que signifie donc ce nom par ailleurs si important dans la Bible, même s’il n’est pas exclusif, puisque la Transcendance y est désignée par bien d’autres noms ?
Rachi le fait dériver d’une racine qui signifie la force (voir son commentaire sur Exode 15,11, Psaumes 22,20 et 88,5). La Transcendance est notre Dieu, cela signifie donc qu’il est notre force, la force qui nous dirige et nous oriente. Et Moïse doit se présenter devant Pharaon comme un dieu, c’est-à-dire comme une force, une autorité, qui va désormais diriger Pharaon et lui dicter son comportement.
On peut comprendre dès lors pourquoi le terme en hébreu s’écrit au pluriel et se conjugue au singulier lorsqu’il s’agit de la Transcendance, alors que la forme au singulier existe et est parfois utilisée, que ce soit El ou Eloah (ce qui donnera Allah en arabe).
En effet, se tourner vers la Transcendance, c’est la découvrir comme source de nombreuses forces qui nous font vivre et nous permettent de subsister : le café le matin pour nous réveiller, le travail pour nous construire et nous nourrir, les vacances pour nous reposer, nos rêves pour nous relancer, nos relations pour nous soutenir, les médicaments pour nous soigner, les livres pour nous enseigner, … Bref, nous avons besoin d’une multiplicité de forces – de dieux aussi innombrables que nos activités – vers lesquelles nous devons nous tourner pour parvenir à vivre et à avancer. La tendance New Age a très bien compris cela en remplaçant le mot français trop abstrait et trop pompeux de Dieu par celui d’énergie : je suis en recherche de mes énergies, je me relie à mes énergies positives… Bergson lui parlait d’élan vital.
Ce qui distingue le monothéisme du polythéisme, c’est que s’il reconnaît la nécessité d’une multiplicité infinie de forces et d’énergies pour nous faire vivre, il conjugue ces forces au singulier, et les fait ainsi dépendre d’un principe unificateur – d’une orientation réconciliatrice. Cela permet d’affirmer qu’aussi contradictoires ces forces puissent-elles sembler, elles sont en fait rassemblées à leur source et donc destinées à s’unifier dans un commun élan, dans une harmonie finale, lorsque chacune sera reconnue pour ce qu’elle est, et remise à sa place par rapport aux autres.
Ce qui distingue le monosémisme (chem signifie le Nom, c’est-à-dire la Transcendance) juif d’un simple monothéisme, c’est le fait qu’il refuse de confondre la Transcendance avec une simple force, fût-elle la force qui unifie toutes les forces, ou la force suprême. C’est la phrase que nous répétons à Kipour et qui est reprise de l’histoire d’Elie au Carmel (I Rois 18,39) : « Adonaï hou ha’elohim – C’est la Transcendance (le Nom) qui est le Dieu ». Quelqu’un qui dirait l’inverse, à savoir que Dieu est la Transcendance, sortirait du Judaïsme : il affirmerait que la force est ce qui dirige et donne sens à la Transcendance, et soumettrait ainsi la Transcendance au principe de la force, et pourquoi pas, de la violence ! Il y a des religions comme cela qui se prosternent devant la force et n’ont de culte que pour elle – qui ne jurent que par la force, la réussite, la gloire, la puissance, les peuples conquis et soumis, les destructions accomplies…
Le Judaïsme lutte contre ces idolâtries, car il refuse de se prosterner devant la force : il ne se prosterne que devant la Transcendance, qui n’est pas une force, même si elle est la source de toutes les forces – et est par là capable en même temps de les fonder et de les critiquer. Car derrière toutes les forces qui nous dirigent et nous orientent – et sans lesquelles nous ne pourrions pas vivre -, il y a l’appel éthique qui dirige et oriente toutes ses forces vers un au-delà de la force. Seul lui est capable de les unifier et de leur donner un sens par-delà elles-mêmes, leur violence et leur brutalité sauvage. Seul cet appel éthique – qui retentit dans le retrait de toute force, dans une parole qui exprime sa Volonté pour s’en retirer et faire chabat – est le Lieu qui nous appelle et nous oblige à l’Infini.
Shabbat chalom