Voici la paracha VAYECHEV commentée par Yedidiah Robberechts :
Dans le cycle de Joseph et de ses frères qui débute avec notre parachah et se terminera avec la Genèse, un chapitre semble couper le récit : le chapitre 38 qui nous raconte l’épisode scabreux entre Judah et Tamar.
Que se passe-t-il ? Le verset nous dit : « Il arriva à ce moment-là que Judah descendit de ses frères » (Genèse 38,1). Pourquoi cette descente de Judah, qui semble quitter ses frères – ou peut-être la fraternité – et sortir de sa famille et de son projet ? Au chapitre précédent, Judah avait pourtant essayé de sauver Joseph de la main de ses frères en proposant de le vendre plutôt que de le tuer. Peine perdue : ce ne sont pas les frères qui le vendront, car à leur insu, alors que les frères mangeaient, des Midianim s’empareront de Joseph et le vendront aux Ichmaëlites, qui le vendront aux Medanites, qui le vendront à Potiphar, en Egypte (Genèse 37,28 et 36). Comme si une constellation de fils d’Abraham (ce que sont les Midianim, les Ichmaëlites et les Medanim – voir Genèse 25,2) cherchait à s’emparer du projet d’Israël – Joseph – pour le vendre aux nations… Les frères ne sont donc pas directement responsables de cette vente, mais découvrent la disparition de Joseph par la suite, et ne savent plus quoi faire. Ils décident alors de tremper la tunique de Joseph dans le sang d’un bouc, pour faire croire à leur père Jacob que Joseph a été mangé par une bête sauvage. Ce qu’apprenant, Jacob tombe dans un deuil terrible, et lorsque ses enfants cherchent à le consoler, le texte dit : « Il refusa d’être consolé et dit : « Je descendrai dans le deuil vers mon fils au Cheol » (Genèse 37,35).
Cette descente annoncée du père dans un désespoir sans fin est peut-être ce qui pousse Judah à descendre à son tour de ses propres frères avec qui il a provoqué un tel deuil, vers son propre désespoir. Car il a lui-même trempé dans cette mascarade et ce stratagème de la tunique avec ses frères, et a provoqué ainsi la meurtrissure de son père. Et le texte continue : dans sa descente – dans sa recherche de quitter cette fraternité tâchée d’opprobre et dans son désespoir par rapport à elle -, il se marie avec une cananéenne, dont il a trois fils. Il rompt ainsi la tradition familiale qui avait évité les mariages avec les cananéennes (avec Isaac et avec Jacob), pour ouvrir une autre histoire. Mais celle-ci tourne mal : son premier fils, qui a grandi, se marie avec une certaine Tamar et il meurt ! Suivant la coutume du lévirat, son deuxième fils se marie à son tour avec Tamar, et il meurt aussi ! Voilà la descente de Judah disloquée dans la mort de sa descendance. Et Judah prend peur : selon le lévirat, il devrait donner son troisième fils en mariage à Tamar. Mais il pense que tout cela est de la faute de Tamar – toujours la femme ! – et que son troisième fils va également mourir s’il se marie avec elle. Il invente alors à nouveau un stratagème et une mascarade en déclarant à Tamar que son fils est trop jeune pour se marier, et qu’il la rappellera lorsque le moment sera venu. Tamar retourne dans sa famille. Mais le temps passe, et Judah ne la rappelle pas, même pas lorsque sa propre épouse vient à mourir.
Tamar comprend alors qu’elle est devenue le jouet de son beau-père, et se met à son tour à user d’une mascarade et d’un stratagème pour démasquer Judah. Elle se déguise en prostituée – elle se voile – et se place à un endroit où doit passer Judah. Celui-ci ne fait ni une ni deux, et couche avec elle, en lui laissant des gages sans la reconnaître, puisqu’elle est voilée… Trois mois plus tard, on apprend à Judah que sa bru s’est prostituée, et qu’elle est enceinte. Son jugement est alors sans appel : qu’elle soit brûlée, puisqu’elle était promise à son fils et donc juridiquement mariée avec lui…
Peut-on arriver plus bas ? Judah se faisant se cache complètement à lui-même et se gâche lui-même, puisqu’il va ainsi détruire sa propre descendance à travers Tamar ! Il va tout perdre, et se perdre lui-même en tuant ses propres fils ! Ne cherche-t-il pas ainsi quelque part à se punir du fils qu’il a fait perdre à son père – Joseph –, mais par là-même à se perdre lui-même ?
Heureusement pour nous et pour lui, tout va rebondir grâce à la grandeur d’âme de Tamar. Celle-ci va en effet soumettre Judah à la même épreuve à laquelle les frères – donc Judah – avaient soumis Jacob, leur père. Mais cette fois, Judah va relever l’épreuve et retrouver l’espoir et la dynamique de la vie. Les frères avaient dit à leur père : « Reconnais s’il-te-plaît si c’est la tunique de ton fils ou non » (Genèse 37,32). Jacob va reconnaître et s’enfoncer dans le désespoir. Tamar, plutôt que de clamer son innocence et d’accuser Judah en public, va lui envoyer ses gages, et lui dire : « Reconnais s’il-te-plaît à qui sont ces gages » (Genèse 38,25). Elle ne cherche pas à confondre Judah : elle cherche à l’éveiller à sa propre responsabilité pour l’amener à enlever lui-même le voile de ses mascarades et de ses stratagèmes, et à prendre sa responsabilité de père et donc d’engendreur d’histoire. S’il ne se reconnaît pas en la reconnaissant, elle meurt avec l’avenir qu’elle porte en elle, car que vaut un avenir sans père et sans reconnaissance de la mère ? Et cette fois, Judah va reconnaître et sortir de son désespoir, grâce à Tamar : « Judah reconnut et dit : « Elle est plus juste que moi » (Genèse 38,26).
C’est le tournant de la vie de Judah – et à travers lui de son père Jacob et de la famille d’Israël dans son entier. C’est en reconnaissant que cette femme est plus juste que lui qu’il fait tomber le voile qui était tombé sur sa propre vie avec la disparition de Joseph et la mascarade de la tunique. Désormais, il redevient père. Et ce qu’il engendre grâce à Tamar et qui était en gestation en elle et demandait reconnaissance, ce sont des jumeaux, Perets et Zerah, dont l’un sera l’ancêtre de David, et donc du messie ! Ce n’est rien moins que la messianité d’Israël qui s’avère être ainsi à l’œuvre en catimini dans cette histoire tortueuse où l’homme semble se fuir et se perdre, pour finalement se retrouver et émerger à sa véritable stature – grâce à une femme… Et lorsqu’il lui faudra affronter Joseph plus tard, il aura désormais la force de reconnaître sa responsabilité face à Joseph qui voulait s’emparer de Benjamin, et ainsi de le pousser dans ses retranchements pour que lui aussi se dévoile à ses frères et se fasse reconnaître d’eux. Joseph pourra dès lors retrouver son père et le faire sortir de son deuil et de son désespoir. La réconciliation entre frères et l’avenir du projet d’Israël seront ainsi relancés par le courage de celui qui est capable de reconnaître ses fautes – et le désespoir qui les a portées – et de les amender en les transformant en germes d’avenir, à travers une femme qui est plus juste que lui.
Shabbat Shalom