PARACHA vayéhi

VAYÉHI

Le littéralisme ou le fondamentalisme sont une malédiction pour l’humanité ; seule l’interprétation – le midrach – peut nous aider à inventer les chemins de la vie.
 
 Nous en avons un bon exemple dans notre parachah, où se répète terme à terme un épisode qui avait déjà eu lieu avec Noé, mais cette fois avec Jacob-Israël. Et les résultats sont diamétralement opposés…
 
Au sortir de l’arche, Dieu avait ordonné à Noé et à ses fils de fructifier et de se multiplier (Genèse 9,7) pour repeupler la terre. Noé aurait donc dû avoir encore des enfants, outre Chem, Ham et Japhet. Or il n’en eut plus, sans doute à cause de Ham, car « Ham, le père de Canaan, a vu la nudité de son père » (Genèse 9,22). Selon Lévitique 18,8, et 20,17, cette expression peut tout simplement signifier que Ham a couché avec sa mère, et qu’il l’a par ce fait même interdite à son père. D’où le fait que Noé n’ait plus jamais eu d’enfants, malgré l’ordre donné par Dieu lui-même.
 
C’est sans doute pour cette raison que la réaction de Noé est si brusque et si brutale lorsqu’ayant cuvé son vin, il se rend compte de ce que son fils a fait. Il s’écrie alors : « Maudit (ou honni) soit Canaan, esclave d’esclaves il sera pour ses frères » (Genèse 9,25). N’est-ce pas cette phrase qu’on a utilisé jusqu’il y a peu pour justifier l’apartheid en prétendant que les africains seraient des descendants de Ham ? Or ce n’est pas Ham qui est maudit, mais Canaan, qui n’a rien à voir avec les africains, puisqu’il vit en Asie, au Moyen-Orient.
 
Mais pourquoi le maudire lui et pas son père qui a fait la faute ? Peut-être parce que cette histoire nous raconte comment Ham est devenu le père de Canaan, et comment il est donc maudit à travers le fils qui va lui naître –  ce serait pour cette raison que dès qu’on parle de Ham dans cet épisode, on souligne le fait qu’il est le « père de Canaan » (Genèse 9,18 et 33). En tant que fruit d’un inceste, Canaan va en effet devenir un enfant exclu (honni, donc maudit) de toute généalogie possible : il sera le frère de son père, l’oncle de ses frères, le frère de ses oncles ; il sera en même temps fils et petit-fils de sa mère… Tout sera brouillé et mélangé en lui, il n’aura pas d’épine dorsale, ne pourra pas s’identifier et se poser dans l’ordre de la parole et du discours : il sera un inclassable, un paria, un hors norme. Il ne pourra donc pas avoir de statut reconnu dans la société, s’inscrire dans le tissu humain normal de l’humanité.
 
Or Noé, à son réveil, est dépité, car on lui a volé toute manière de réaliser la parole divine et d’ainsi relancer l’histoire – du moins c’est ce qu’il croit. Cette parole – qui était une promesse et une exigence – devient ainsi pour lui le constat de son échec et de sa perdition – la source et le lieu d’une malédiction. Il se contente dès lors de constater cette exclusion de la généalogie que signifie l’inceste, et dans sa bouche, cette constatation devient une malédiction, une sortie irrémédiable de la société humaine normale et la déchéance dans un statut humain inférieur : il ne pourra plus qu’être esclave d’esclaves, un moins que rien, un va-nu-pieds, un maudit. C’est un jugement sans appel. Le constat d’un échec définitif. Le contraire de la pédagogie, un renoncement à la paternité.
 
Fallait-il qu’il en aille nécessairement ainsi ? Car qui nous dit que Noé a bien fait de parler ainsi, qu’il a eu raison ? Et lorsqu’Abraham est invité par Dieu à partir de son pays sans que celui-ci ne lui dise lequel (Genèse 12,1), pourquoi choisit-il d’aller précisément vers la terre de Canaan (Genèse 12,5), avant que Dieu ne ratifie son choix (Genèse 12,7) ? N’est-ce par pour réparer ce mésusage de la parole qui maudit et bloque, alors qu’elle est faite pour ouvrir et relancer l’histoire ?
 
Car une mésaventure très semblable arrive à Jacob. A son retour de Haran, Dieu se révèle en effet à lui à Beitel, lui annonce que son nom sera désormais aussi Israël, et dans la foulée lui ordonne de fructifier et de multiplier (Genèse 35,11), comme il l’avait fait avec Noé. Et Jacob lui non plus n’aura plus d’enfants. Pourquoi ? Car tout de suite après, Rachel donne naissance à Benjamin – qui était donc déjà en route avant l’ordre reçu de Dieu par Jacob -, et meurt tragiquement en couche (Genèse 35,18). Il ne peut donc plus avoir d’enfants avec elle, la seule femme qu’il ait jamais aimé. Il va donc peut-être se tourner vers sa servante, Bilah, pour emménager avec elle, au détriment de Léa… C’est ce moment que choisit Ruben, le fils aîné de Jacob, pour « coucher avec Bilah, la concubine de son père » (Genèse 35,22). A nouveau un inceste…
 
Or que fait Jacob lorsqu’il apprend la nouvelle ? Il entend, il n’exclut ni ne maudit personne, mais il a compris le message et il n’aura plus d’autres enfants, peut-être pour ne pas rouvrir la guerre entre les frères. Comme dit le texte : « Israël entendit (ce que Ruben avait fait). Les fils de Jacob furent douze. Les fils de Léa, l’aîné de Jacob, Ruben, Chim’on, Lévi, Judah… » (Genèse 35,22-23). Ruben reste donc fils et aîné de Jacob, il n’est pas exclu, mais le texte nous fait comprendre que Jacob s’est arrêté dès ce moment d’enfanter : il n’y aura pas de treizième. Constat d’un échec ? Renversement d’une parole qui bénit et exige, en malédiction et en exclusion ?
 
Non. Car Jacob va inventer un chemin détourné – d’où son nom Jacob ? – pour être digne de son nom Israël, et accomplir malgré tout l’ordre de Dieu. Il y aura donc bien finalement treize fils de Jacob, et donc treize tribus d’Israël… Comment ?
 
C’est ce que nous raconte le début de notre parachah, et que nous ne pouvons comprendre qu’avec ce qui précède : si Jacob ne peut plus avoir d’enfants physiquement, il va avoir deux enfants en plus – et donc fructifier et multiplier – en adoptant deux de ces petits-fils, les fils de Joseph, Ephraïm et Manassé (qui viendront en lieu et place de Joseph : 12-1+2=13…).
 
C’est ce que Jacob explique à Joseph : « El Chaday m’est apparu à Louz en terre de Canaan (sic !), il m’a béni et il m’a dit : voici que je vais te faire fructifier et multiplier (…) Et maintenant, tes deux fils qui te sont nés en terre d’Egypte jusqu’à ce que je vienne à toi en Egypte, ils sont à moi ; Ephraïm et Manassé seront pour moi comme Ruben et Chim’on (…) Apporte-les moi et je les bénirai » (Genèse 48,3-9).
 
De la sorte, non seulement Jacob lève la malédiction de Canaan, puisqu’il en fait un lieu de bénédiction – non seulement donc il ne maudit personne en ne cherchant pas à enfermer la parole et son pouvoir dans une pure constatation de fait, dans la pure évidence que transporte son énoncé -, mais en plus il rouvre les portes de la bénédiction et de la vie en inventant l’adoption, c’est-à-dire non plus la filiation naturelle, mais la filiation légale, qui lui permet d’accomplir l’ordre divin et de relancer ainsi l’histoire par-delà ses impasses et ses échecs.
 
Ce qui aurait pu devenir aussi une malédiction si l’on s’était contenté de constater le fait d’un échec, c’est ainsi retourné en source de vie et de bénédiction, grâce à l’interprétation nouvelle – au midrach – que Jacob a osé faire de la parole divine. C’est ainsi par l’ouverture à l’interprétation de la parole divine que celle-ci devient une véritable bénédiction, alors qu’elle est tout son contraire lorsqu’on la restreint à n’être que la constatation d’un fait, la description de la réalité, des mots qui ne renvoient qu’à un référent fixe et déterminé, visible et maîtrisable… On pervertit ainsi l’appel divin en le fermant sur ce que l’on voit, sur l’évidence qui nous habite et nous fige, plutôt que de le laisser retentir infiniment vers l’au-delà de nous-mêmes auquel il nous convie : la vie.

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