Après de multiples péripéties, le peuple d’Israël arrive enfin face au Sinaï. Tout se met en place pour le grand événement : la Révélation du Sinaï. La montagne tremble, le peuple aussi, il y a des tonnerres, des voix, des nuées… Et puis une voix qui se fait entendre et qui énonce la première des dix Paroles : « Je suis la Transcendance ton Dieu qui t’ai fait sortir de la terre d’Egypte, de la maison des esclaves » (Exodes 20,2).
C’est tout. Pas un mot de plus. Le mot suivant nous introduit déjà à la deuxième parole (« Tu n’auras pas d’autres dieux devant mes faces », Exode 20,3). Quoi de neuf dans cette première parole ? Apparemment, rien, nous savions déjà tout cela depuis belle lurette, cela a été raconté en long et en large durant les chapitres qui précèdent… La révélation ne serait-elle que répétition de l’évidence ?

Première remarque : c’est « Anokhi » qui m’a fait sortir d’Egypte. Cet « Anokhi », Moi, s’affirme au présent comme une présence qui me fait face aujourd’hui en m’affirmant qu’il m’a fait sortir d’Egypte : « Moi, la Transcendance ton Dieu, c’est moi qui t’ai fait sortir d’Egypte, de la maison des esclaves ».

Ce qui est nouveau ici, et se renouvelle chaque jour où je lis ce texte, c’est ce Moi qui me fait face à l’instant présent pour par sa présence affirmer qu’il m’a fait sortir d’Egypte, qu’il m’a libéré. Ce texte, même s’il fait référence à l’histoire – la sortie d’Egypte – n’est donc plus seulement historique : il agit la présence d’une interpellation où le Je divin se pose face à moi pour me faire émerger à mon « tu » ; et il le fait aujourd’hui en me disant combien il s’est investi pour moi en me libérant de l’esclavage auquel j’étais soumis. Je ne puis donc pas lire ce texte sans m’entendre interpeler par un « je » qui me cherche et qui s’est investi pour moi dans l’histoire, et sans me découvrir comme étant personnellement sorti d’Egypte grâce à ce « je ». N’est-ce pas déjà une révélation ?

Deuxième remarque : on aurait encore pu être plus court, en disant : « Je suis la Transcendance ton Dieu qui t’ai fait sortir de la terre d’Egypte ». Pourquoi ajouter : « de la maison des esclaves » ? On le savait bien aussi cela.

Ou peut-être pas assez ? Car je puis avoir l’impression d’être sorti d’Egypte, sans être vraiment sorti de la maison des esclaves… Et c’est ce que maints épisodes vont nous rappeler par la suite, lorsque le peuple veut plusieurs fois retourner en Egypte. Il ne suffit pas de se glorifier d’un passé remarquable, où Dieu nous a permis de sortir d’Egypte. Encore faut-il que l’Egypte soit sortie de nous et que nous ne reproduisions pas plus avant, autrement, le statut d’esclave qui était le nôtre…  Nous serions alors passé du statut d’esclaves de Pharaon, au statut d’esclaves de Dieu, et nous nous glorifierons de notre morale d’esclaves, de la force de notre servilité et de notre persévérance : obéir pour la simple satisfaction d’obéir, sans penser plus avant, sans chercher par là à sortir de la maison des esclaves.

D’où ce commentaire que l’on trouve dans le Talmud : « Anokhi est le notarikon (anagramme) de Ana Nafchi Ktevat Yehavit – moi, ma personne, je l’ai donnée dans l’écrit » (TB Chabat 105a). Le Moi divin n’est donc pas celui qui s’impose comme un maître dans la toute-puissance de sa présence et de son pouvoir, mais comme un amant qui donne sa personne dans la lettre qu’il écrit à celle qu’il attend (cf. Rosenzweig). Il est ce Moi qui énonce son désir – et ses exigences – parce qu’il veut faire alliance avec le « tu » qui lui fait face et que son Moi dépend désormais de cette alliance, parce qu’il s’y énonce…

C’est pourquoi cette phrase ouvre les dix paroles, et constitue comme l’introduction à tous les commandements qui vont suivre : il faut savoir que si nous avons reçu la Torah au Sinaï, ce n’est pas pour redevenir des esclaves sous un autre maître que Pharaon, plus grand et plus glorieux, mais tout aussi terrifiant et arbitraire. C’est au contraire pour nous libérer de l’esclavage et de sa soumission aveugle en nous enseignant les lois de la libération – qui sont aussi celles de l’amour qui nous exige à notre responsabilité et à sa justice.

Car la liberté n’est pas un fait : elle est un faire qui doit sans cesse se conquérir sur les conditions de sa réalisation, parce qu’il émerge à partir d’une interpellation qui lui vient de l’extérieur, du Moi qui lui fait face. Il n’y a pas de liberté en dehors d’un processus constant de libération, et donc en dehors d’une discipline qui soutient et alimente ce processus de libération : sans les mitsvot – et la halakhah qui cherche à la traduire dans le quotidien de nos gestes – la liberté n’est que présomption et fantasme…

Mais cette discipline n’est pas un but en elle-même : elle vise à porter la liberté de chacun en rappelant sans arrêt à chacun les exigences qu’il lui incombe d’endosser personnellement s’il veut émerger à son propre acte, à sa propre liberté, à sa propre humanité. Et cela elle le fait, parce qu’il y a un Moi qui en appelle au tu que je suis appelé à devenir, et qui attend que ce tu deviennes véritablement un « je », face à lui.

La mitsvah est le lieu d’attente du divin face à l’humain, le lieu d’un amour qui nous rend responsables de nos actes et de l’histoire, car responsables du désir de libération de Dieu lui-même, et donc de Dieu lui-même…

Il devient dès lors facile de faire la différence entre le vrai culte prôné par la Torah, et l’idolâtrie : si les actes que vous accomplissez, vous construisent et vous libèrent – parce qu’ils construisent le lieu d’une rencontre -, c’est que vous êtes dans la ligne du Sinaï ; sinon, il est temps de commencer à réfléchir et à se poser des questions, c’est-à-dire à étudier.

Chabat Chalom
Yedidiah Robberechts