Nous sommes au cœur de la Torah, dans la parachah centrale du livre du Lévitique, qui est lui-même au centre des cinq livres de la Torah. Et en ce cœur, nous trouvons l’enseignement suivant, qui introduit à tout le reste et en donne donc la tonalité principale : « Vous serez saints, car je suis saint moi le Nom votre Dieu » (Lévitique 19, 2). A première vue, il nous est demandé par là rien moins que d’être semblables à Dieu – d’être saints comme lui ! Dieu serait le modèle, et nous devrions en être les imitateurs. Toute notre vie ne consisterait ainsi qu’à nous rapprocher de ce modèle, en perdant ce qui nous singularise pour nous fondre dans l’universalité du modèle. Mais se fondre dans un modèle, n’est-ce pas renoncer à soi, perdre ce qui nous constitue en propre, et donc congédier notre statut de créature pour nous rendre semblables à notre Créateur ? Exiger de nous la sainteté reviendrait alors à mettre en œuvre un processus de dé-création, puisque nous n’aurions finalement été créé différents de Dieu que pour accomplir le chemin inverse – la dé-différenciation – et finir par nous confondre avec Dieu lui-même via un processus de sanctification, qui ne serait que renoncement et auto sacrifice ? Renoncer à tout ce qui nous appartient en propre pour nous fondre dans le divin en nous y identifiant…
Mais est-ce vraiment là ce que veut dire le verset ? Car comment pourrions-nous ressembler à un Dieu qui est invisible, qui nous dépasse infiniment et qui nous a explicitement interdit de faire des images de lui – et donc de nous le représenter d’une manière quelconque – fût-ce dans un modèle ? N’est-il pas paradoxal de nous demander de ressembler à celui qui ne peut se réduire à aucune semblance ou ressemblance ? Comment participer de ce qui nous excède infiniment ? Et comment faire comme lui, alors que comme lui, nul ne peut faire ?
Une histoire : un nouveau rabbin prend ses fonctions en remplacement d’un autre rabbin, son maître, parti pour une autre vie. Après quelques temps, les gens de sa communauté, pas vraiment contents, viennent l’interroger : « Dites-nous, Monsieur le Rabbin, pourquoi n’imitez-vous pas votre maître ? Pourquoi ne faites-vous pas comme lui ? ». Et le rabbin de répondre : « Mais au contraire, je fais comme lui : de la même manière que lui n’imitait personne, moi, je ne l’imite pas ! ».
Cette petite histoire nous indique le sens dans lequel notre verset doit être compris : parce que Dieu est inimitable, nous devons être inimitables ; parce qu’il ne peut être réduit à aucune image ou représentation, nous ne devons être réductibles à aucune image, ne rentrer dans aucune représentation. Bref, il nous est interdit d’être des stéréotypes de nous-mêmes. Ce n’est déjà pas facile, alors qu’il ne s’agit là encore que d’une définition négative de la sainteté, bien rendue par la notion de séparation. De la même manière que Dieu est séparé de sa création, et ne peut être comparé à rien en elle, de la même manière nous devons être séparés d’elle et des autres, pour ne pouvoir être comparés à rien et à personne.Mais cette séparation ne saurait être un but en elle-même. Notre rabbin n’aurait pas pu ne pas imiter son maître s’il n’en avait pas été l’élève… C’est pourquoi il faut ajouter à la sainteté un aspect positif bien rendu par le mot français de « distinction ». La sainteté signifie en effet en même temps deux choses contradictoires : être séparé et être en relation. En effet, c’est parce que je suis engagé et investi dans une relation que je puis m’y découvrir distingué, séparé. Sans relation, je ne serais distingué ou séparé de rien. Je ne serais que moi-même, réduit à moi-même et fondu en moi-même, dans un magma fusionnel peu fréquentable. C’est au contraire au cœur de la relation que je puis m’affirmer distingué – saint – en ne me perdant pas dans la relation, en ne m’y fondant pas dans l’autre, mais en restant moi, unique, incomparable dans, par et grâce à cette relation. La relation ne vient pas alors nier la différence – et participer à un processus de dé-création -, mais au contraire la creuser et la renforcer. C’est en restant unique – saint – face aux autres que je puis témoigner de l’Unique dans l’histoire. Il nous faut donc être uniques face aux autres comme Lui est unique face à nous. Car seul celui qui est unique peut être en relation avec tous, sans se perdre dans aucune relation mais en les appelant toutes. Seule la sainteté peut nous appeler à devenir saints.
En généralisant notre propos, nous pouvons dire que le judaïsme ne peut pas devenir saint, distingué, s’il ne fait pas l’épreuve de la relation au monde et aux autres, et s’il ne s’y investit pas. Ce n’est pas en se retirant du monde comme un anachorète que le judaïsme a voulu témoigner de la sainteté divine : c’est au contraire en s’y engageant, pour y inscrire le témoignage de la sainteté divine par la distinction de ses actes et la noblesse de son comportement.
Yedidiah Robberechts