La paracha de Korah est l’histoire d’une révolte, l’ambition d’un homme et d’un groupe à atteindre non seulement le pouvoir de régner et de diriger, mais aussi cette fameuse sainteté dont la Torah parle très souvent sans jamais la définir totalement. Dans le texte même de la Torah, les motifs de la révolte de Korah apparaissent comme une banale querelle au sujet du contrôle du pouvoir et de ses avantages. Mais le midrach fait en sorte de transformer cette querelle en une question théologique profonde, moderne et actuelle pour les auteurs du 6° siècle comme pour nous aujourd’hui. Les sages relient le passage du début de la paracha avec la fin de la paracha précédente, deux textes qui n’ont objectivement rien à voir l’un avec l’autre excepté leur proximité immédiate. La fin de Chelah-Lékha parle des Tsitsit, c’est un texte que vous connaissez tous puisque nous le citons régulièrement comme un des trois paragraphes du Chéma qui ont été codifiés à l’époque rabbinique. « Parle aux enfants d’Israël, et dis-leur de se faire des franges aux coins de leurs vêtements, dans toutes leurs générations, et d’ajouter à la frange de chaque coin un cordon d’azur… » Le Midrach fait comme si la révolte de Korah prenait lieu immédiatement après que Moché ait transmis ce commandement au peuple, et en fait même le sujet de la dispute entre Korah et Moché : « Si un talith est entièrement bleu, pourquoi aurait-il besoin de Tsitsit ? » « Si une maison est entièrement remplie de livres (et ici on parle de Sifré Torah) pourquoi aurait-elle besoin de mézouza? » Evidemment il n’est pas question ici d’une simple question « technique » en matière de halakha. Il s’agit d’une question beaucoup plus profonde, puisque la mitsva des tsitsit est une mitsva sensée rappeler au juif qu’il doit toujours être entouré par les 613 commandements, et donc la Torah. C’est comme si Korah disait : « toutes ces mitsvot, ces commandements que tu nous transmets, nous les comprenons et nous en voyons le but et la finalité : l’éducation du peuple, des simples, des masses incultes et ignorantes. Mais nous, les léviim, gens issus d’un milieu social et culturel supérieur, nous qui savons et qui comprenons, pourquoi veux-tu aussi nous obliger à pratiquer ces commandements? Ne « sommes-nous pas « au-dessus » de cela? Est-ce qu’on ne pourrait pas créer deux catégories à l’intérieur du peuple juif : d’une part les nobles éduqués, qui, de par leur naissance et leur éducation pourraient obtenir une certaine « dispense » des lois, et d’autre part le commun des mortels à qui les mitsvot sont nécessaires, à cause de leur ignorance et de leur immaturité ? » A cela la tradition juive a donné plusieurs réponses, à Korah et à tous ses partisans : – La raison pour laquelle la Tora ne donne pas de justification ou d’explication à certains commandements est justement pour ne pas donner ce sentiment de pouvoir se passer de la loi. – La Tora n’a pas été donnée à un ensemble d’individus mais à un peuple. Certains commandements s’adressent à l’individu, d’autres à la collectivité, tous viennent de la même source et ont pour effet de solidariser toutes les parties de la société. – Enfin, avec l’obligation de pratiquer vient immédiatement celle de chercher non seulement à comprendre, mais aussi de renouveler le sens à chaque génération, chaque année, voire à chaque fois que l’on fait l’action de nouveau. C’est le fameux « nous ferons et nous entendrons/comprendrons ». Or si nous cessons de faire, comment espérer comprendre? Cette question du rapport entre la pratique et le sens est au cœur du judaïsme. Elle se pose à chacun d’entre nous au moment très diffus de la réflexion qui accompagne l’acte, lorsque l’on se pose toute une série de questions : faire ou ne pas faire ? Pourquoi? A quoi cela sert ? Ma vie sera-t-elle changée après cela? Ou dans une vision utilitariste, presque consumériste de la religion : est-ce que j’en ai besoin? Est-ce que cela me plait, me convient, me correspond? Etre un juif pratiquant, paradoxalement, c’est ne jamais se croire complet, entier, parfait, arrivé à un état « supérieur » aux autres hommes ou autres juifs pas ou moins pratiquant. Etre pratiquant c’est justement se placer dans cet état d’inquiétude permanent, de quête de sens perpétuelle qui fait que la composante proprement religieuse de l’identité juive est et en mouvement, en recherche, et en éternelle recomposition. C’est ce qui fait sa difficulté, mais aussi sa force. Et sa solidité. Chabbat Chalom Rabbin David Touboul |