Voici la paracha Michpatim commentée par notre Shaliah Tsibour Yedidiah Robberechts :
« La Révélation du Sinaï ne se résume pas seulement en dix Paroles : elle continue nécessairement avec les Michpatim, ces jugements ou ces lois très précises qui règlent le comportement quotidien du peuple et de l’homme, et touchent à tous les domaines de la vie.
Pourquoi donc ne pas se contenter d’une bonne volonté générale, de grands principes généreux qui permettent à chacun de construire et d’aménager sa vie à la manière dont il l’entend, tout en respectant le cadre général mais assez flou que décrivent ces dix Paroles ? Pourquoi ce souci du détail et du quotidien, qui peut sembler intrusif et aliénant ?
Parce qu’il existe une tension non résolue – qui va parfois jusqu’à la contradiction – entre l’appel éthique des dix Paroles, et leur application (politique) dans l’histoire. La première des dix Paroles est : « Je suis la Transcendance ton Dieu qui t’ai fait sortir de la terre d’Egypte, de la maison des esclaves » (Exode 20, 2). On y apprend donc que la sortie d’Egypte signifie la fin de l’aliénation et de l’esclavage pour l’ensemble du peuple hébreu. Or qu’est-il écrit exactement un chapitre plus tard, au début de notre parachah : « Lorsque tu achèteras un esclave hébreu… » (Exode 21, 2).
Peut-on trouver contradiction plus flagrante ? On vient de nous dire qu’il n’y a plus d’esclave, et l’on nous décrit un hébreu qui achète un esclave hébreu ! C’est qu’entre l’appel éthique et la réalité politique, il y a un abîme qu’il n’est pas simple de combler. Il ne suffit pas de déclarer tout le monde libre, pour que tout le monde le soit réellement, et que la société ne produise plus d’aliénation. Existera-t-il d’ailleurs jamais une société qui ne produise pas un minimum d’aliénation ?
Pensons seulement à l’éducation des enfants, qu’il faut élever à la liberté, mais qui pour l’instant, ne sont pas encore libres… C’est cela qui fait la faiblesse des grandes déclarations – aussi nécessaires soient-elles : elles ne sont presque jamais appliquées… Ainsi en va-t-il pour la Déclaration universelle des droits de l’homme, et ainsi pourrait-il aussi en aller des dix Paroles.
Il faut donc que le droit et les tribunaux reprennent à leur compte ces grands principes pour essayer de les traduire et de les monnayer dans le réel, pour les rendre praticables concrètement et quotidiennement au cœur même du tissu social de la cité. Mais cela, ils ne peuvent le faire que s’ils restent conscients de la polarité de départ entre appel éthique et réalité politique, et donc du caractère toujours parcellaire et temporaire des résolutions de tension qu’ils proposent.
C’est ce que nous fait comprendre la suite du verset : « Lorsque tu achèteras un esclave hébreu, six ans il te servira et la septième année il sortira libre gratuitement » (Exode 21, 2). La résolution du conflit entre éthique et politique que ce jugement propose est clairement un compromis : on ne met pas fin complètement à l’esclavage – à l’aliénation de la force de travail de l’un par l’autre, comme dirait Marx -, mais on l’encadre et on le limite, de telle manière qu’au bout de six ans, le propriétaire s’arrange pour que son esclave sorte libre, et puisse donc entrer dans un « chabat de l’esclavage ».
La résolution est donc rituelle, symbolique, éducative : ces six années, l’esclave servira son maître par sa force de travail, mais en retour, le maître servira l’esclave en utilisant cette période pour le préparer à sa liberté prochaine. Si on ne peut donc mettre fin à toute production d’aliénation dans une société, au moins peut-on essayer de limiter ces aliénations, en leur imposant une limite rituelle, et en essayant ainsi de les transformer en instrument d’éducation et de libération.
Une telle solution se sait précaire, puisque la suite des versets évoque l’échec possible d’un tel compromis. Mais elle a au moins la grandeur de rappeler à l’homme la tâche qui lui incombe : celle d’essayer d’élever l’homme par la discipline rituelle à la tâche éthique qui l’appelle de l’avant, sans jamais le laisser complètement embourbé dans la réalité politique qui le happe – tant il est vrai que la liberté n’est jamais un fait, mais doit toujours s’acquérir de haute lutte sur des conditions réelles qui semblent la contredire et l’empêcher. C’est en se confrontant aux détails de ces conditions et en les assumant que la liberté peut s’inventer pas à pas. «