Depuis que Joseph est né, Jacob fait front, il ne s’esquive plus.
Et plutôt que de rentrer dans le champ de son frère par effraction – ce qu’avait fait Abel et qui s’était très mal terminé -, il lui envoie des messages et des messagers pour qu’une juste temporalité de la rencontre puisse se mettre en place.
Mais Esaü répond par une fin de non-recevoir : il veut la guerre et vient avec 400 hommes pour le massacrer. C’est la violence inéluctable de l’histoire qui va se rejouer, Caïn qui va à nouveau tuer Abel, une nouvelle Choah…
Que fait Jacob ? Il a très peur d’être tué et est angoissé d’avoir à tuer (Genèse 32,8 avec Rachi). Première réaction donc, il se prépare à la guerre inéluctable en séparant son camp en deux : comme cela au moins, une partie pourra s’enfuir.
Mais il ne parvient pas à se contenter de cette réaction épidermique, par laquelle il accepte la logique violente qui lui est imposée par son frère. Il se met alors à prier, c’est-à-dire à chercher une issue autre à une situation qui paraît sans issue.
Prier, c’est peut-être cela : ce n’est pas chercher un résultat immédiat, une réponse automatique à tous nos problèmes, en attendant de Dieu qu’il réponde à toutes nos demandes. Prier, c’est arriver au bout de sa force pour, à bout de forces, s’ouvrir à un au-delà de la force. Prier, c’est reconnaître ses limites, prendre conscience que le principal nous échappe et ne nous appartient pas, et s’ouvrir à cet au-delà qui exige de nous de nous dépasser dans une action que nous n’avions pas prévue ni même pensée possible.
C’est ce qui va se passer avec Jacob : à peine sa prière achevée – et apparemment grâce à cette prière -, il découvre une troisième possibilité : il va réinterpréter l’oracle qui avait jadis été annoncé à sa mère – « l’aîné servira le cadet ». Car en hébreu, la phrase est tournée de telle manière qu’on peut y entendre également le contraire : « le cadet servira l’aîné » ! La prière grâce à laquelle il est arrivé au bout de ses forces, lui ouvre ainsi un nouveau champ de possible : entendre autrement ce qui semblait jusqu’ici être un décret du destin, pour en faire, en le retournant, le lieu nouveau d’une action possible, d’un service et d’une responsabilité qui inversent le destin. Et c’est ce qu’il va faire : il va envoyer une offrande à Esaü accompagnée d’une mise en scène destinée à amadouer son frère avant qu’ils ne se rencontrent. Il invente, ce faisant, le théâtre et la diplomatie.
Mais de manière plus profonde, il va utiliser le rite normalement tourné vers Dieu (minhah-offrande, kaparah- pardon, laset panayv-relever la face…) pour le tourner vers son frère, et cela va réussir ! Pourquoi ? Parce qu’il a vu la face de son frère comme on voit la face de Dieu (Genèse 33, 10).
N’est-ce pas cela l’éthique ? Et le but de la prière n’est-il pas de nous ouvrir à l’éthique, qui seule nous permet d’inventer un au-delà de la violence et de son destin inexorable ? Il nous faut donc réapprendre à prier – et à interpréter – pour retrouver les chemins de la paix.
Chabat chalom
Yedidiah Robberechts